Cartographie des Rocamberlus

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Le jardin de pierres suspendues de Michel Nivon

Impasse des galets, Montchenu, 26350, Drôme

michel nivon

Michel Nivon (1943- 2022) - Visite en août 2022

Rencontre avec son voisin M. Forcet

J'ai découvert ce site non sans mal, en suivant les quelques informations contenues dans l'article de Bruno Montpied dans son ouvrage "Le Gazouillis des Éléphants". Il n'y a, à ma connaissance, aucun autre référencement de cet environnement sur internet excepté sur le blog « Le Poignard Subtil » tenu par le même auteur datant de 2008. Bruno Montpied ne s'était pas encore rendu sur les lieux et missionnait par là-même quelques amateurs d'art à se rendre à Montchenu afin de découvrir ce site « en formation ». Il avait joint la reproduction d'un article paru dans le journal régional « Le Peuple Libre » en octobre 1991. Ce n'est qu'en 2013 qu'il fit la connaissance de Michel Nivon.

J'arrivai trop tard pour ma part... Il venait de décéder en avril 2022, soit 4 mois avant mon incursion. Inséparables jusque dans la mort, sa sœur l'avait rejoint en mai. Tous deux habitaient dans cette ferme familiale dont ils étaient les seuls héritiers.

Michel Nivon avait érigé des pieux en bois sur lesquels des pierres étaient fixées sur le terrain qu'il occupait. Des chaînes reliaient les piquets les uns aux autres et maintenaient en captivité quantité de pierres locales glanées dans les environs. Michel avait investi la quasi-totalité du terrain encerclant la maison, ne laissant que quelques outils agricoles rouillés se figer dans le temps. Ce champ de pierres était particulièrement saisissant voire glaçant. Inséré dans un paysage caillouteux et aride, ce musée en plein air aurait pu servir de décor à un film de Folk horror convoquant environnement rural, thématiques de l'isolement et pouvoir de la nature. Dans ce sol asséché par les temps de forte chaleur et laissés à l'état d'abandon, ces piquets de pierres suspendues pouvaient se confondre avec des potences de suppliciés. Les pierres bosselées pouvaient s'apparenter à des lambeaux de chair séchée. Un funeste paysage de désolation d'inspiration texane se dressait sur ce flanc de colline drômois.

J'interrogeai leur voisin M. Forcet, un Parisien à la retraite, au sujet du décès des Nivon. Il était particulièrement affable et sincèrement peiné par cette double disparition. J'ai ainsi pu recueillir quelques anecdotes et renseignements afin de mieux cerner l'homme qui se cachait derrière ce mystérieux environnement. M. et Mme Forcet se sont installés dans le coin il y a 20 ans et ont été pour le moins circonspects quant à la singularité de cette cohabitation. Cependant les Nivon étaient gentils et accueillants de sorte que leur installation s'est faite sans heurts. A leur arrivée, Michel avait déjà terminé son grand œuvre. Il passait ses journées à entretenir le site et à le végétaliser. Il faut alors s'imaginer un environnement moins lugubre (mais la force de ce champ de pierre ne serait-elle pas plus vive maintenue dans l'état de dépouillement total dans lequel je l'avais trouvé ?)

Michel ramassait tout ce qu'il trouvait et sa connaissance des pierres de la région était certaine. La légende veut que des restaurateurs du Palais Idéal aient fait appel à lui afin de dénicher les pierres spécifiques à la réhabilitation du lieu. Son voisin en doutait pour la simple et bonne raison qu'il ne s'éloignait jamais de Montchenu et se demandait s'il avait même un jour foulé les pieds du site historique situé à 9 km. Les références au Palais Idéal sont présentes dans son œuvre au travers d'inscriptions sur des pierres, cependant il n'est pas dit qu'il s'y soit rendu. Michel avait une connaissance aiguë de la minéralogie locale. Son savoir empirique aurait pu être précieux eu égard aux questions liées à la restauration du site.

« Je ne sais pas s'il avait visité le Palais Idéal. Il ne sortait jamais d'ici. Quand il a commencé, il a fait ça spontanément puis les gens lui ont parlé du Palais du Facteur Cheval et lui ont dit d'aller le visiter. Il ne dépassait jamais les 5 km. Je lui avais proposé un jour de m'accompagner à Romans (à 20 km de Montchenu) pour rendre visite à des proches et il s'était émerveillé pendant tout le trajet : Oh ça a drôlement changé, disait-il ! Ça faisait vingt ans qu'il n'y était pas retourné. Je ne sais même pas comment il a fait pour avoir son permis. Il prenait toujours le même chemin, toujours à la même vitesse (en première et à 5 ou 6 km /heure), toujours au même endroit. Il ne regardait que devant, jamais derrière, jamais de côté... Il a arrêté de conduire quand la commune a fait installer un rond-point sur la route menant à Cabaret-Neuf. Arrivé au rond-point, Michel a fait comme d’habitude, il est allé tout droit et est sorti de la route. Un autre jour, alors que je quittais la maison, je l'ai vu arriver avec son tracteur et je l'ai naturellement salué. Il m'a fait un coucou en retour mais ce geste l'a fait zigzaguer et il s'est embourbé dans son propre champ. Il avait été distrait par un simple mouvement de main. A l'époque où il conduisait, je faisais le plein pour lui avec un bidon. »

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Michel était un homme simple et ignorait tout de la façon dont il était perçu par les gens du village. Certains se moquaient de lui et lui apportaient des rebuts, des cochonneries quelconques dont ils souhaitaient se débarrasser comme ce chien en peluche orange fluo que Michel avait inséré dans son environnement. Il ne comprenait pas l'ironie des gens et recevait ces présents avec joie. Peu de sujets l'intéressaient, cependant dès lors qu'il portait un intérêt dans un domaine spécifique, il pouvait être disert et ouvert à la discussion. « Il ne fallait pas lui parler d'autre chose. Un jour il est arrivé en pleurant (il était très émotif et il lui arrivait souvent de pleurer) en m'annonçant : « Ça y est c'est la guerre ! Que va-t-il nous arriver ? » C 'était au moment de la deuxième guerre du Golfe... Mais non, ce n'est pas chez nous, lui répondis-je, ça ne se passe pas en France, ça a lieu bien plus loin. « Ah bon c'est plus loin que Romans? Répondit-il ». Aux dires des gens du village, les parents des Nivon étaient très durs et Michel aurait vraisemblablement été maltraité par cette famille de propriétaires terriens. Ce traitement injuste expliquerait sans doute l'émotivité qui le saisissait régulièrement.

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Mme et M. Forcet avaient envisagé le rachat du terrain pour agrandir leur domaine et dans l'espoir de préserver une partie du site également. Étant donné qu'il n'y a pas de descendant direct, il aurait fallu dresser la liste officielle des héritiers. Par ailleurs, la question de la sauvegarde se posait immanquablement: « Quand le poteau est pourri comment faire? C'est un job à plein temps... Michel y consacrait ses journées, il entretenait le site, y plantait des fleurs. Il aurait d'ailleurs été content de vous le faire visiter mais il n'aurait pas pu vous le raconter. Il n'avait pas les mots pour en parler... » Les visites ne devaient pas être fréquentes pour autant, compte tenu de la position enclavée de la maison.. Celle-ci se situe au bout d'une impasse, l'impasse dite « des galets ». Initialement nommée « Impasse des pierres », M. Forcet a fait savoir à la commune son souhait de la rebaptiser. Il tenait par là-même à rendre hommage à cette pierre du coin et considérait que son évocation était plus douce. Michel Nivon aimait quant à lui toutes sortes de pierres, tant et si bien qu'elles ornaient même les pots (initialement réservés aux fleurs) à l'entrée de la maison. Elles étaient exhibées tels des fétiches de multiples façons : tantôt présentées sur des supports bricolés ou sur des socles naturels, tantôt en suspension sur des piquets de bois rehaussés pour certains de bouts de ferraille ou de verre. Elles pouvaient être sommairement sculptées, incisées de motifs ou encore gravées d'une inscription.

Le site de Michel Nivon disparaîtra immanquablement. Les affres du temps ont déjà entamé le processus de détérioration. Il faut accepter cette ruine dans sa réalité de chose amoindrie qui dit la fragilité de tout. Au fil du temps, on appréhende différemment ce vestige mutilé en constante mutation. Ce paysage de pierres se transforme en cimetière et tous les espoirs résident désormais dans la loi naturelle.

  • - Bruno Montpied, Le gazouillis des éléphants: tentative d'inventaire général des environnements spontanés et chimériques créés en France par des autodidactes populaires, bruts, naïfs, excentriques, loufoques, brindezingues, ou tout simplement inventifs, passés, présents et en devenir, en plein air ou sous terre (quelquefois en intérieur), pour le plaisir de leurs auteurs et de quelques amateurs de passage, 2017, publié aux éditions du Sandre