Cartographie des Rocamberlus

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La maison colorée de Nadine Mehly

1324 Rte d'Annecy, 74370 Charvonnex, France

Nadine Mehly - Visite en décembre 2022

Lorsque je suis arrivée à Charvonnex, un petit village de Haute-Savoie situé à une dizaine de kilomètres au nord d’Annecy, le brouillard s'abattait sur la plaine et l'enveloppait de son voile de coton. Les bâtisses se distinguaient difficilement à l'exception d'une singulière maison dont les couleurs redonnaient de l'éclat à ce paysage uniformisé. Celle-ci était joyeuse, parsemée de tonalités chatoyantes et acidulées. La clôture d'enceinte, constituée de palettes en bois fixées les unes aux autres, était couverte de surfaces géométriques peintes. La façade était également dynamisée au moyen de ces aplats de couleurs aux figures triangulaires ou trapézoïdales. Bibelots, masques, guirlandes, pots de fleurs, nains de jardins, ponctuaient cette devanture bariolée. C'est en circonscrivant l'espace investi par Nadine Mehly que je remarquai également un petit pan de mur latéral et dont les des pierres de taille, constituant l'appareillage de la bâtisse, avaient été peintes de ces mêmes couleurs.

La vue est engageante et on s'étonne presque de trouver à l'entrée de la maison cette inscription au niveau de la porte d'entrée : « La chieuse, Préfecture des emmerdeuses, ville jumelée avec la commune de Casse-Burnes. »

La chieuse

Je sonnai à plusieurs reprises sans réponse et ce n'est qu'en klaxonnant que Nadine Mehly consentit à m'ouvrir. La « chieuse » apparut enfin dans toute sa vigueur, vêtue de son peignoir rouge dont les échancrures laissaient deviner de larges tatouages : « J'en ai eu marre qu'on sonne pour voir ma maison. Je ne suis plus toute jeune et je dois descendre les escaliers pour ouvrir. Mes cochons ont élu domicile en bas des escaliers ce qui fait que je dois me contorsionner pour monter et descendre ». Elle m'invita à entrer et à échanger quelques amabilités avec ses deux cochons, avachis sur le flanc, en pleine écoute radiophonique. Nadine me révéla alors leur goût prononcé pour l'écoute musicale. La compagnie des bêtes lui apporte amour et réconfort si bien qu'elle cohabite aujourd'hui avec ces deux cochons (offerts un beau jour par son mari passablement éméché). Canards, poules, chat et chiens contribuent également à l'équilibre de la petite maisonnée. Je n'eus accès qu'au rez-de-chaussée de la maison. Nadine avait pourtant pris ses quartiers à l'étage mais elle semblait gênée par le désordre caractérisé de ses appartements qui l'interdisait de me faire monter. Nous avons conversé ainsi adossées au mur du couloir faisant office d'atelier et de débarras. Des plâtres et moules en latex gisaient parmi les meubles (réfrigérateur, cabine de douche, matelas et autres fournitures laissés en dépôt). Nadine ne s'était pas contentée de peindre les murs extérieurs de la maison, elle avait également investi l'intérieur et produisait, en parallèle de ses activités de peintre, de nombreux moulages. Masques horrifiques rehaussés de groins et têtes de mort tapissaient les murs de la maison.

« J'ai commencé par faire des masques puis je me suis mise à réaliser des crânes avec des moules en latex dans lesquels je coulais du plâtre. Je me suis d'abord faite connaître dans le village pendant Halloween. J'avais décoré la façade de la maison en fixant des décors géants et des illuminations grandioses. Il y avait un Frankenstein de 2 mètres de haut, une citrouille, des toiles d'araignée aux proportions démesurées. Quand je fais les choses, je ne les fais pas à moitié. Tous les gamins du village étaient terrorisés lorsqu'ils passaient devant la maison. Je les attendais avec mes sacs de bonbons mais ils n'osaient même pas sonner. Mais attendez je ne suis pas un vampire, je sors quand même ! J'ai arrêté de faire ces décorations en 2004 au moment du décès de ma mère. » Il lui arrive aujourd'hui de rencontrer d'anciens jeunes de Charvonnex qui, au hasard d'une discussion, s'émeuvent de découvrir la véritable identité du « vampire ». L'hebdomadaire L'Essor savoyard s'était rendu sur les lieux pour interroger cette curieuse habitante qui projetait bien des fantasmes. Comprenant l'attrait touristique que revêtait une telle curiosité pour le village, le maire ne s'était pas opposé à cette débauche d'ornementation. Nadine m'apprend que France 3 Régions était venu filmer sa maison également. On peut certes s'étonner de l'ambivalence entre ses deux pratiques artistiques que tout semble opposer: les murs peints paraissent joyeux de par le choix des tonalités claires et dynamiques alors que les thématiques convoquées au travers de ses masques et moulages renvoient à un univers sombre et mortuaire: « j'aime les crânes pour eux-mêmes et pas seulement pour leur symbolique. Je ne suis pas morbide contrairement à ce que pensent les gens. C'est comme pour mes tatouages, j'ai entendu tellement de vilains commérages à mon égard. Une femme tatouée ça passe mal. Aujourd'hui c'est la grande mode mais à l'époque c'était autre chose. Les gens se font enlever leurs tatouages aujourd'hui et c'est quelque chose que je ne comprends pas. Un tatouage nous représente, on doit le porter jusqu'à la fin...

J'ai connu une jeunesse difficile. Ma mère m'a foutue à la porte à l'âge de 17 ans et j'ai été accueillie dans une communauté de bikers. Tout le monde était tatoué et cette pratique m'évoquait un sentiment de sécurité. Ils m'ont acceptée telle que j'étais et cette communauté m'a beaucoup apporté. » Elle me montra alors ses différents tatouages, et me les décrivit comme autant de pans d'une vie tumultueuse au confluent de la vie et de la mort. Je contemplai le gigantesque tatouage de son père et de son frère sur son flanc gauche. Trépassés depuis des années, leur mémoire reste vive et marque de façon indélébile l'épiderme de cette fille et sœur en deuil. Son cousin fossoyeur s'occupe de la tombe des deux proches au cimetière et y prend sa pause-déjeuner...

Cette maison a reçu plusieurs appellations au fil du temps : originellement baptisée « maison des tarés », elle deviendra « la maison Smarties » en référence à ses 1250 cailloux peints de toute les couleurs pour se nommer finalement la « maison colorée »: « Il fallait que ma maison sorte de l'ordinaire et je voulais un endroit chaleureux pour me sentir bien. Cette maison est tellement chaude en amour en comparaison des autres maisons. Je me suis dit qu'il fallait que je me démarque. C'est aussi un pied de nez aux Savoyards car je ne suis pas du coin (elle est originaire de Voiron, près de Grenoble). »C'est en 2005, après avoir déployé une folle énergie pour ses effroyables décors d'Halloween, que Nadine se met alors à peindre. « Un beau jour, mon mari s'est barré pour aller batifoler à La Rochelle. Je me suis retrouvée seule et j'ai décidé de peindre la porte de la maison (maison qui appartenait à son conjoint). Il m'avait expressément demandé de m'arrêter là et de ne pas peindre les murs. Eh ben vous savez quoi? J'ai tout peint, je ne me suis plus arrêtée. Quand il est revenu, il est passé devant en moto et il a poursuivi son chemin. Il n'a pas reconnu la maison. «Tu n'as pas fait ça?» m'a-t-il dit en revenant. Je lui ai répondu: «Tu es bien allé à La Rochelle!» Il avait compris.» (...) «Je suis toujours mariée mais nous sommes séparés depuis 14 ans. Il est parti du jour au lendemain avec sa bécane. Le biker voulait une femme pour faire le ménage et la popote mais ce n'était pas pour moi. J'ai quand même été à la gendarmerie pour signaler sa disparition. Nous sommes encore en contact aujourd'hui mais notre histoire est bel est bien terminée». Le mur de pierres peintes sur la façade latérale de la maison évoque leurs nombreuses disputes. Nadine l'intitule le « mur des engueulades ». Après chaque altercation, elle se recentrait sur une activité apaisante, sortait un pot de peinture et badigeonnait un caillou d'une couleur spécifique. Elle s'arrêta lorsqu'elle eut peint toutes les pierres qui lui furent accessibles.

Le mur des engueulades

Nadine a aujourd'hui 65 ans. Elle a pris sa retraite au terme d'une carrière embrassée à 17 ans ponctuée d’activités diverses: vendeuse dans un magasin de bricolage, chargée du tri postal ou vendeuse chez Tati jusqu'à la fermeture de l'enseigne: «Je suis à la retraite depuis l'âge de 62 ans et je n'arrête pas de penser à mes prochaines activités afin de faire travailler mon cerveau. Je ne veux pas sombrer alors je peins et je fais des plâtres». Il arrive parfois que l'art rencontre la mémoire en recourant aux émotions et que l'image devienne résolument inspiratrice: «Les souvenirs de mon enfance jaillissent quand je crée. Je me pique alors des fous rires toute seule en travaillant, comme si des flashbacks m'apparaissaient (...) Ces fous rires se terminent en larmes parfois» . Pourtant Nadine peint de façon intuitive sans que sa pratique ne relève d'une quelconque expérience. Cette immédiateté la guide dans ses tracés de formes géométriques. Il en va de même pour le choix des couleurs. Ce n'est qu'à posteriori qu'elle établit des liens lui permettant de comprendre certains fonctionnements cognitifs ou élans de son âme : «Quand je fais des ronds c'est que je ne vais pas bien. Les ronds ce n'est jamais bon (...) Je fais au pif, je ne calcule pas. Je peins directement sur les murs en traçant mes lignes au scotch (...) Quand je mets du rouge généralement il y a du bleu qui suit. Je fais ces associations de couleurs sans même m'en rendre compte.» Nadine remettra un coup de peinture au printemps prochain afin de lui rendre tout son éclat à la maison. Elle achète ses pots sur des sites de produits de seconde main. L'augmentation du coût de la vie l'inquiète toujours davantage mais n'entachera pas cette nécessité de créer. Que dire de la souffrance à concilier création et subsistance économique ? Cette impérieuse exigence artistique, cette créativité en mouvement, n'agirait-elle pas comme une nécessité à exister ? «Mon fils me dit souvent : « Je parie que tu vivras encore un bon bout de temps juste pour continuer d'emmerder le monde ». Tant que la « chieuse » vivra, l'âme de Charvonnex ne sombrera pas..