Cartographie des Rocamberlus

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Les monuments d'Abel Malgouyres

Le Bruel 12390 Mayran, dept Aveyron, visible depuis la route

ABEL 7

Site visité en août 2021

C'est l'histoire d'« Abel et Rachel à Bruel sur la route de Belcastel ! ». Lorsque je me suis garée devant la maison d'Abel, j'avais le sentiment en le voyant qu'il m'attendait (alors que je ne m'étais pas annoncée). Il était assis sur une chaise au niveau de l'entrée de la maison. Le chien veillait à ses côtés tandis qu'il le caressait doucement. Ce portrait me paraissait déjà dater d'un autre temps. Abel préfère passer ses journées à l'air libre dans l'attente d'une rencontre fortuite ou d'un évènement plutôt que devant son poste de télévision. Je discutais dernièrement de certaines pratiques d'antan avec ma mère, âgée de 82 ans et cette dernière trouvait qu' « on sortait bien plus souvent » de son temps. « La télévision a fait rentrer les gens dans leur maison », me disait-elle. Ces paroles prenaient alors tout leur sens au regard de ces irréductibles créateurs d'environnements. Ils semblent être si accaparés par leur activité qu'ils prennent rarement le temps d'allumer leur poste. Ils puisent en eux des ressources insoupçonnées au travers de leur création et cette force serait peut-être le secret de leur longévité. Abel avait 94 ans lorsque je lui rendis visite en août 2021.

La plupart de ces créateurs autodidactes sont à la retraite depuis de longues années mais la vitalité qu'ils puisent est parfois démesurée. Ils ont souvent attendu patiemment de se retirer de la vie active avant de pouvoir s'adonner à cette ambition créatrice. D'autres, ne sachant que faire après la cessation de leur activité professionnelle, ont bien dû s'occuper autrement. Ils avaient déjà en eux les rudiments d'une pratique manuelle pour avoir travaillé le bois, la terre, extrait du charbon ou autres minerais, tissé, réparé tous types de machines, jardiné...

Abel Malgouyres a repris la ferme familiale et a cultivé la terre jusqu'à son départ à la retraite. Il a toujours vécu dans la région. Il aurait bien aimé s'évader définitivement mais l'occasion ne s'est pas présentée : « En 37, j'étais prêt à partir, je ne suis pas parti, eh ben c'est comme ça ». Certains copains sont partis pendant ou après la guerre mais lui n'a pas quitté Bruel. À la retraite, il s'adonne à une nouvelle passion, la copie de monuments. Abel s'étonne quand je lui dis que je suis venue de Paris pour voir ses réalisations. « De Parrrrrris? » s'exclame t-il en roulant les R ! Il en rigole même car Paris lui évoque de lointains souvenirs. Abel a rapporté d'un voyage à Paris l'envie de sculpter des monuments typiques tels que la Tour Eiffel : il en a même réalisé deux, une petite et une grande (de 1,50 m environ). Ces monuments miniatures encadrent la façade de la maison mais les plus grandes réalisations sont installées en contrebas, dans le jardin des Malgouyres. On y trouve en effet la réplique parfaite du pont de Belcastel, pont de pierre de 57 m situé à une dizaine de kilomètres seulement de leur maison. Le village de Belcastel est un beau village de l'Aveyron qui renferme un patrimoine médiéval rare. Le Pont d'Abel mesure 6 mètres de long. On ne peut pas le franchir mais il a installé des nains de jardin qui contemplent la vue depuis le pont et devisent posément. Abel s'intéresse à la fois aux bâtiments de sa région (il a réalisé une réplique de la tour de Ruffepeyre près de Mayran) mais aussi aux monuments célèbres du monde (Pyramide de Gizeh, Tour Eiffel ou Arc de Triomphe), à des décors de cinéma (Pont de la rivière Kwaï) ou encore à des décors fictifs (« Ma Cabane au Canada » de Line Renaud).

Je m'installe sur une chaise à côté de lui et nous conversons en regardant les voitures passer... « J'ai 94 ans, je ne suis pas tout jeune ! Vous êtes jeune vous ! J'ai profité de la vie, j'ai fait beaucoup de voyages à l'étranger... Je suis allé un peu partout... aux USA, au Canada, en Russie, en Norvège, en Espagne, en Autriche, en Allemagne, en Belgique, en Hollande... » Je me demandais alors : comment un paysan aveyronnais avait-il bien pu voyager autant ? « On n'avait pas grand-chose mais je partais avec ma femme grâce à des agences de voyages. Je dis ce qui est, je n'invente rien ; on n'avait pas trop d'argent mais j'ai été subventionné, je suis allé demander de l'argent à droite et à gauche pour pouvoir voyager. » Abel ne voyage plus désormais car il est trop âgé. Il m'apprend cependant qu'il n'a mis un terme à ses activités de bâtisseur de monuments miniatures qu'à l'âge de 90 ans. Et pourtant ces bâtiments, aussi réduits soient-ils, pèsent une tonne. Le terrain sur lequel il crée est un terrain accidenté tout en pente... L'énergie qu'il a dû déployer jusqu'à ses 90 ans m'abasourdit.

« J'ai tout créé avec mon frère, aujourd'hui décédé, et ma femme. » Je lui demande alors : « Elle faisait quoi votre femme pour vous aider ? » ... « Ma femme s'occupait de la cuisine et elle avait fort à faire ! C'est elle qui faisait les marchés de Rodez ! ». Abel a de la reconnaissance pour cette épouse complice qui l'a accompagné dans ses activités agricoles, dans ses voyages mais aussi dans ses projets artistiques. Abel me tend sa carte de visite en me précisant que c'est sa femme qui l'a créée et lui en a donné l'idée. C'est d'ailleurs le mail de Rachel qui apparaît sur cette carte. Je n'ai pas eu la chance de la rencontrer. Rachel se reposait dans la maison mais le couple coulait encore des jours heureux. Le regard d'Abel en disait long sur la tendresse qu'il lui portait. Ce regard, je ne l'oublierai pas. Il était à la fois doux et mutin. Abel s'amuse de me voir et me pose tous types de questions malgré sa surdité prononcée. Je peinais à saisir les mots qui s'échappaient de son petit filet de voix et m'efforçais pour ma part de lui hurler à l'oreille des réponses intelligibles. Il fallait bien que je me rompe à l'exercice à mon tour étant donné que je venais de passer une petite heure à l'assaillir de questions.

Le sujet des voyages revenait à chaque fois. « J'aimais voyager... Je me suis instruit grâce aux voyages vous voyez... Maintenant les gens se déplacent un peu partout mais à l'époque c'était autre chose... Les gens qui n'ont pas bourlingué ne peuvent pas parler comme moi ». Ces périples étaient une porte de sortie vers d'autres horizons, un moyen d'assouvir son désir d'exploration. Ces voyages lui ont servi d'inspiration mais Abel avait aussi toutes sortes d'idées en gestation. Il ne pouvait pas m'accompagner lors de la visite car ses jambes étaient trop faibles mais il m'a invitée à faire un tour du propriétaire. Je suis tombée sur les répliques de monuments mais également sur des personnages sculptés en bois : il y en a peu mais on peut contempler un chien s'abreuvant près d'un puits (qu'il a lui-même réalisé) et quelques musiciens (un guitariste et un joueur d'accordéon). Je m'arrête sur une petite niche en pierre dotée d'une toiture dans laquelle est inséré un micro-ondes. La maisonnette a vraisemblablement été conçue pour abriter cet appareil de petit électroménager. S'agissait-il d'un autel pour remercier le brave micro-ondes de ses bons et loyaux services rendus en cuisine ? Je lui posais la question : « Je travaille beaucoup dans ma tête, j'ai plein d'idées dans la tête mais je ne sais pas pourquoi ».

Abel a attendu d'être à la retraite pour concrétiser ses idées. Il s'est construit ses propres souvenirs de voyages au lieu d'en rapporter. Il aurait pu se contenter d'acheter une mini Tour Eiffel en plastique, un porte-clés Arc de Triomphe en caoutchouc ou un poster des pyramides d’Égypte... Il est fasciné par les constructions humaines monumentales, par l'histoire qui jaillit de ces pierres dressées, comme autant de témoignages de la grandeur d'une civilisation. Mais ses rêveries le poussent également à concevoir des monuments imaginaires ou des petits édifices décoratifs.

« Le plus important c'est la volonté ! Il faut avoir la volonté de faire, de mettre en œuvre nos idées ». Cette phrase résumait à mon sens sa trajectoire... Abel a eu la volonté de s'évader autrement pour n'avoir jamais pu véritablement quitter sa terre natale. Il s'est donné les moyens d'assouvir sa curiosité du monde. Abel avait toutes sortes d'idées qu'il a pu faire jaillir au travers de cette volonté. Il a cherché à être au plus près de ses envies et de ses modestes aspirations. Il s'en est plutôt bien sorti et semble être heureux de cette vie rétrospectivement. Aujourd'hui, il ne crée plus ou ne voyage plus mais aime accueillir les curieux qui s'arrêtent devant la maison pour prendre quelques photos. Il a vendu une petite dizaine de monuments en pierre : des maisonnettes qui font office de boîte aux lettres ou de petites niches. Les visites se font assez rares pourtant. Les monuments ne sont visiblement pas assez imposants ; même l'actuel maire de Belcastel n'a pas souhaité faire le détour pour y contempler la réplique du fameux pont de pierre. Abel le déplore tout de même : « Il aurait pu se rendre compte de ce que j'ai fait ». Il a le vague souvenir d'avoir vu passer un article le concernant dans le journal Centre Presse mais n'en sait pas plus. Je lui ai montré les quelques rares articles qui lui ont été consacrés, notamment dans l'Héraut Insolite et dans le blog Outsider Environments Europe de Henk Van Es. Cette découverte lui a fait grand plaisir. Je me rappellerai du bel Abel, de cette force tranquille douce et sereine qui s'est donnée les moyens de ses ambitions, aussi modestes soient-elles... N'est-ce pas pour cela que la vie mérite d'être vécue ?