Cartographie des Rocamberlus

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La maison mosaïque de Laurent Délion

Saint-Jean-d'Assé

Il m’aura fallu un second voyage pour enfin saisir l’opportunité d’une rencontre avec Laurent Délion. La première tentative s’était soldée par un échec - je lui avais pourtant laissé un petit mot par l’entremise de sa compagne Jeanine, mentionnant mes coordonnées et lui soumettant l’idée d’un reportage vidéo. Deux mois s’écoulèrent sans la moindre réponse. Je retentai l’aventure, sans plus de certitude, accompagnée de trois complices David, Zéphyr et Gaspard. L’entreprise était hasardeuse, comme souvent. Prévenir à l’avance les créateurs/trices de notre venue est rarement possible. Il faut savoir accepter les centaines de kilomètres parcourus en vain mais qui, paradoxalement, renforcent notre détermination d’enquêteurs on a mission for outsider art. A notre arrivée, Jeanine et Laurent garaient leur van. Nos engins se toisèrent comme pour anticiper la rencontre. Nous nous hâtâmes vers Laurent qui descendait de son engin tout de jean vêtu, le torse bombé et accessoirisé sous sa chemise déboutonnée, somptueusement tatoué de la tête aux Santiags, caressant sa toison décolorée. Il nous scruta de ses yeux de sphinx (oui oui) tout en réajustant ses bracelets de cuir et de métal à ses poignets et, retroussant ses manches, s’avança à notre rencontre. Gloups...

photographie Zéphyr

Je rappelai le contexte de cette première visite manquée et mon projet de « reportage »… Mal m’en pris, ce à quoi Laurent adressa indifféremment une fin de non-recevoir. Il prétexta un chantier urgent dans la maison.

Je compris alors que nous étions partis du mauvais pied. Ce mot « reportage » résonnait négativement dans son esprit alors qu’il nous suffisait de nous rencontrer, d’improviser pour que naisse l’envie de communiquer.

Depuis près de trente ans, Laurent orne sans relâche les façades de son ancienne étable de tessons de vaisselle, de motifs en céramique, incorporant trouvailles de vide-greniers et moulages décoratifs achetés à Emmaüs qu’il repeint de couleurs chatoyantes. Une unité surprenante se dégage de cette débauche ornementale hétéroclite et procure ce sentiment de pleine totalité retrouvée. L’œil embrasse cette œuvre d’art total, qui semble conjurer le vide alentour comme s’il fallait le redouter et le combler coûte que coûte. On a l’impression d’être devant une œuvre en constante évolution afin d’empêcher son plein achèvement. Finaliser une œuvre c’est peut-être la perdre pour toujours, d’où la tentation de ne jamais l’achever ? Jeanine me confia à regret que Laurent détruisait parfois certaines parties solidement scellées pour les remplacer par de nouvelles, dans un cycle de création perpétuelle....

photographie prise en janvier 2025

Il s’ouvrit à nous et nous confia :

« Si je vois un objet qui me plaît à Emmaüs, je le vois fini. Je sais déjà que je vais lui préparer un socle, autrement ça c’est pas de l’art, ça vous pouvez l’acheter à Castorama, vous pourrez le mettre dans le jardin. Ce qui est de l’art c’est l’arrangement que je fais. A la belle saison, je repeins tout. Quand il y a du verglas ou du grêlon ça morfle mais tout est bien scellé pour pas que ça bouge et s’il y a des choses pas scellées qu’on me pique je vais pas en faire une maladie… Je suis peintre en bâtiment mais je sais tout faire, par contre dans la tête j’ai pas d’instruction, j’sais causer mais c’est tout, pas écrire. Je sais pas ma division ni ma soustraction. J’imagine ce que dirait le maître d’école s’il voyait toutes les fautes que j’ai faites en posant mes lettres aux murs mais il savait que j’étais une bourrique et je ne veux pas tricher en les faisant corriger : « Ah ben oui c’est vrai Laurent que t’étais un cancre, t’as jamais voulu étudier mais au moins t’as fait quelque chose Laurent. » J’suis ptêt idiot mais je suis le bel idiot du village ! ».

« J’ai côtoyé quatre maires qui ont toléré mon bordel - maintenant faut pas que j’en fasse trop autrement on va m’empêcher. On m’envoie que des éloges mais derrière moi qu’est-ce qu’on peut dire, je ne préfère pas y penser. C’est le public qui m’a foutu le beau coup de pied au cul pour continuer dans l’art. Regardez la citation que j’ai mise au mur : « Quand un homme perd ses rêves il n’est plus rien du tout » … Moi je peux pas dire si c’est beau ou si c’est moche parce que je suis dans la matière; ce que je trouve beau c’est quand je sors de mon trou et que je vois un truc qui tape à l’œil.

photographie prise en janvier 2025

Et puis y a le travail … un jour un artiste fait quelque chose de pas beau mais il y a le travail ! Faut respecter le travail. Maintenant je crois le public quand il me dit que je suis un artiste. Comme il y en a beaucoup qui me l’ont dit, je suis obligé de le croire… Des fois si j’ai pas tout dit c’est la maison qui parle pour moi. Si un jour ça ne me plaît plus j’enlèverai tout, tout à vendre sauf la maison ! … J’aime bien recevoir des visites, je suis le contraire des gens qui diraient « vivons cachés pour être heureux » - moi pour être heureux je veux vous voir. J’ai pas eu mes enfants mais j’ai les enfants du public; je les amuse, ils savent que le père Noël il existe et ils savent que Laurent il existe. Par contre pour les 24h du Mans je me cache, parce que parler français ça va mais pas anglais yes-yous-ty-yes-you-do, une fois ça va mais pas deux ! Et peut-être, quand j’aurai un certain âge peut-être que vous n’allez plus me plaire... »

« Et puis il y a mon hommage à Johnny Hallyday, mon idole … Johnny, il disait : « moi je ne sais rien faire à part chanter ». Moi je suis le contraire de Johnny, je suis un chanteur de salle de bain mais par contre je touche à tout. J’étais un artiste avant dans la musique mais j’en ai gardé un mauvais souvenir.

Papa c’était le roi à l’époque, c’était le vieux flamenco ; c’est papa qui nous a initiés mais on en est sorti car on aimait les jeunes Manitas de Platas, Jumbalolo et Antoine El Demonio. Notre groupe c’était Los Diablos Flamenco ; on a joué pas mal sur la Sarthe. On jouait dans les troquets, ça nous payait une bonne biture. Aujourd’hui je ne peux plus vous jouer un morceau. Si je l’écoute ou je joue ça me fait pleurer parce que chez nous la musique gitane c’est soit qu’on a perdu notre mère, soit qu’on a perdu notre pécule, c’est triste comme chanson. »

photographie prise en janvier 2025

« Sur ces murs que vous voyez, ce sont mes souffrances à moi, mes galères à moi. C’est pas parce que je fais ça que je suis heureux faut pas croire. Et puis je suis un artiste mais pauvre, je reste pauvre. Par contre j’aurais jamais cru que j’allais être connu. Ça, ça s’est fait bizarrement, j’avais commencé à fixer une trottinette et deux trois pots de fleurs jusqu’à tant que je suis tombé sur un artiste qui vient me voir un jour et me dit : « Monsieur c’est de l’art » et je me suis dit : il me veut quoi lui, puis j’ai continué, comme un footballeur qui marque un but et va essayer d’en marquer d’autres... »

David fit tourner sa caméra DV une heure durant, dilatant le temps de la narration, traquant l’émotion en gros plan qui crevait l’écran. Nous aurions pu rester des heures à converser mais le temps venait à manquer. Nous contemplâmes une dernière fois notre Lee Van Cleef sarthois qui regagnait peinardement son ranch, écoutant le cliquetis de ses éperons, les cheveux au vent, dans un décor lunaire planté au milieu d’une terre arable s’étendant à l’infini.